Quand Eric Rohmer enseignait à Vierzon

Publié le par cinerencontresvierzon

300x200_1389292_0_660d_ill-1290318-82ba-000-arp1874391.jpgAvant d'être un grand cinéaste, Éric Rohmer fut enseignant de lettres et de latin au lycée Henri-Brisson. Il s'appelait alors Maurice Schérer.


Toutes les biographies publiées sur Internet hier soir, dès l'annonce de la mort du cinéaste Éric Rohmer et celles imprimées dans la presse, ce matin, mentionnent Vierzon comme une étape de son parcours.

Sa disparition, à 89 ans, le ramène aux bons souvenirs d'élèves vierzonnais. Dans la première moitié des années 1950, après son agrégation de lettres passée dans la douleur, Maurice Schérer qui ne s'appelait pas encore Éric Rohmer, doit accepter un poste à Vierzon. C'est lui-même qui l'explique dans l'une de ses interviews résumant les grandes dates-clefs de son existence.

« À l'époque, explique un de ses anciens élèves, Jean-Paul Saboureau, j'étais trop jeune pour apprécier la qualité de l'homme et je le regrette ». L'élu, conseiller municipal au patrimoine, se souvient très bien du personnage enseignant le français et le latin qui a traversé sa classe de sixième en 1952-1953.

« C'était un homme très particulier qui avait une caméra à la place de l'oeil. Il était très sensible aux émois des jeunes élèves. Il devait loger apparemment dans un hôtel, en face du lycée. »


Le lycée en question, c'est Henri-Brisson, sur l'avenue du même nom. Le cours secondaire côtoyait la prestigieuse École nationale professionnelle (ENP). « À la fin de l'année, je me souviens encore, il nous avait fait écouter de la musique classique », ajoute Jean-Paul Saboureau, complétant d'un trait l'ouverture d'esprit de son enseignant devenu plus tard l'auteur de Pauline à la plage, entre autres.

Hervé Mérigot, élève de quatrième au même cours secondaire, se rappelle nettement de ce personnage fantasque : « Il arrivait toujours en retard. À l'heure de mon cours, il devait arriver par le train en provenance de Paris. Et il s'arrêtait toujours au bar de la Promenade, en face du lycée. Il débarquait souvent avec un coton sur le visage. Il s'était rasé trop vite... »


Ses élèves de quatrième ont vite compris son attachement au cinéma. Schérer-Rohmer laissait transpirer son amour du cinéma. Pendant ce temps-là, les cours de français et de latin passaient à l'as... Les élèves avaient tout compris.

« Il y avait une jolie jeune fille, au premier rang, chargée le matin de le brancher sur le cinéma. Il nous racontait être fan de westerns américains. Qu'il avait vu le dernier film de John Ford. Il s'emballait très vite sur le sujet. »

Pour vivre, Éric Rohmer devait enseigner à Vierzon. Mais sa passion est ailleurs puisque, entre 1947 et 1951, il dirige les débats au ciné-club du Quartier Latin. Il y rencontre Chabrol, Godard, Rivette et Truffaut. Fait la connaissance d'Alexandre Astruc et d'André Bazin. Et, bien sûr, Rohmer le professeur participe avec eux à la création du ciné-club Objectif 49 et des savoureux Cahiers du cinéma. C'est avec ce bagage-là qu'il dispense ses cours aux élèves du cours secondaire de Vierzon.


Alimentaire l'enseignement ? Il y a de fortes chances... « Ayant échoué deux fois à l'oral de l'agrégation de lettres, je dois accepter un poste en province (Vierzon) mais je continue à résider à Paris », raconte lui-même Rohmer. L'obligation est évidente. Son porte-monnaie est à Vierzon mais son coeur et son âme sont à Paris.

Dans la période 1952-1956, grâce à son poste de professeur de lettres, « je peux ainsi poursuivre mon activité journalistique aux Cahiers et à l'hebdomadaire Arts. Grâce à des amis qui me prêtent leur caméra et me donnent de la pellicule, je tourne en 16 mm muet Bérénice d'après Edgar Poe, et la Sonate à Kreutzer d'après Tolstoï, l'un et l'autre en costumes modernes. Un congé pour raison de convenance personnelle m'est accordé par l'Éducation nationale », explique-t-il encore dans une interview. Ce sera la fin de son aventure vierzonnaise.


Bien plus tard, Hervé Mérigot croise une photo de Maurice Schérer devenu entre-temps, le cinéaste Éric Rohmer. Et fait très vite le rapprochement entre les deux hommes.


« En fait, c'était un homme toujours seul, assez renfermé mais très doué. Et terriblement sympathique. Mon père, je me souviens encore, lui prêtait des livres assez rares d'ailleurs mais il était très bordélique alors il perdait tout ! »

Les décennies ont dilué Rohmer dans le temps qui passe. Jusqu'à ce que la mort le fasse revivre à Vierzon.

 

article paru dans le Berry républicain du 13 janvier 2010.



      


Fin de la vague pour Eric Rohmer


Eric Rohmer est d'abord professeur de lettres à Vierzon. Il publie un roman chez Gallimard en 1946, Elisabeth, sous le pseudonyme de Gilbert Cordier.

En 1950, alors qu'il anime le cinéclub du quartier latin, il fait la connaissance de Godard, Rivette, Truffaut, Chabrol (avec qui ils signent un ouvrage sur Hitchcock en 1955). L'équipe rejoint vite les célèbres Cahiers du Cinéma, revue qu'il dirigera personnellement de 1957 à 1963.

Cette équipe, c'est aussi une nouvelle génération de réalisateurs qui va durablement marquer son époque et le 7ème art : la Nouvelle Vague.

L'œuvre cinématographique d'Eric Rohmer s'articule notamment autour de trois grands cycles : les Six contes moraux, Comédies et proverbes (dont le célèbre Pauline à la plage) et les Contes des quatre saisons qui sont autant de variations sur les comportements affectifs et sociaux de ses contemporains.

Eric Rohmer nous quitte comme il a vécu, discrètement mais l'œuvre qu'il laisse derrière lui nous rappelle que c'est une légende qui nous quitte …


1920. Naissance à Tulle (Corrèze).

1925-30. Vois un seul film (muet) : Ben Hur.

1930-37. Vois deux films (parlants) : l'Aiglon et Tartarin de Tarascon.

1937-39. Khâgneux à Henri-IV. Fréquente le Studio des Ursulines.

1945. Fréquente la Cinémathèque. Y découvre les maîtres du muet : Griffith, Lang, Murnau, Eisenstein, Chaplin, Buster Keaton...

1946. Ecris pour la Revue du cinéma : «Le cinéma, art de l'espace».

1947-51. Dirige les débats au ciné-club du Quartier Latin. Y rencontre Chabrol, Godard, Rivette et Truffaut. Fais la connaissance d'Alexandre Astruc et d'André Bazin. Participe avec eux à la création du ciné-club Objectif 49 et des Cahiers du cinéma.


Ayant échoué deux fois à l'oral de l'agrégation de lettres, dois accepter un poste en province (Vierzon), mais continue à résider à Paris.


1952-56. Peux ainsi poursuivre mon activité journalistique aux Cahiers et à l'hebdomadaire Arts. Grâce à des amis qui me prêtent leur caméra et me donnent de la pellicule, tourne en 16 mm muet Bérénice d'après Edgar Poe, et la Sonate à Kreutzer d'après Tolstoï, l'un et l'autre en costumes modernes.

Un congé pour raison de convenance personnelle m'est accordé par l'Education nationale.

1957-62. Deviens rédacteur en chef des Cahiers du cinéma, puis, grâce à Chabrol, tourne le Signe du lion en juillet 1959. Mon film n'ayant pas connu le succès des Quatre Cents Coups, du Beau Serge et d'A bout de souffle, dois retourner à l'amateurisme. Entreprends en 16 mm, avec une caméra à ressort, le tournage du premier film de la série des Six Contes moraux, la Boulangère de Monceau. Le personnage principal y est interprété par un jeune cinéphile, Barbet Schroeder, qui va fonder une société de production pour soutenir mes films : les Films du Losange.

1963. Quitte les Cahiers et entre à la Télévision scolaire où je tourne, en toute indépendance, grâce au directeur Georges Gaudu, des émissions qui ne sont pas seulement alimentaires.

1966. Après le tournage amateur du deuxième conte, la Carrière de Suzanne, cherche à réaliser professionnellement le troisième. L'avance sur recettes m'est refusée. Tourne alors le quatrième, la Collectionneuse, encore en amateur, mais sur pellicule 35 mm couleur et avec un opérateur promis à une carrière brève, mais prestigieuse, Nestor Almendros. Succès encourageant.

1967. Représente sous un nouveau titre, Ma Nuit chez Maud, le troisième conte à l'avance sur recettes. Nouveau refus.

1968-69. Heureusement, grâce à Truffaut, qui convainc quelques-uns de ses confrères (Pierre Braunberger, Claude Berri, Yves Robert), les Films du Losange peuvent monter une coproduction. Succès au-delà de toute espérance en France et à l'étranger.

1970. Pierre Cottrell, qui dirige le Losange en l'absence de Barbet Schroeder en tournage, obtient de la Warner-Columbia le financement des deux derniers Contes moraux : le Genou de Claire et l'Amour l'après-midi. Double succès.

1973. Dans l'attente d'une nouvelle inspiration, réalise à la télévision quatre émissions sur les villes nouvelles.

1975. Tourne en Allemagne, et en allemand, La Marquise d'O. d'Heinrich von Kleist.

1976. Perceval ne sera pas facile à monter. Néanmoins, la nouvelle directrice du Losange, Margaret Menegoz, saura décrocher à la fois l'avance sur recettes et une coproduction télévisuelle européenne. Succès médiocre.

1980. Retour au demi-amateurisme avec la Femme de l'aviateur, en 16 mm, premier d'une nouvelle série, Comédies et Proverbes (le Beau Mariage, Pauline à la plage, les Nuits de la pleine lune, le Rayon vert, l'Ami de mon amie). Fonde ma propre société de production, la Compagnie Eric Rohmer (C.E.R.), qui sera coproductrice des films ultérieurs, avec le Losange et parfois seule. Quatre aventures de Reinette et Mirabelle (1985), l'Arbre, le Maire et la Médiathèque (1992), les Rendez-vous de Paris (1994).

1989-97. Nouvelle série : Contes des quatre saisons. Dans cette dernière décennie, tout ira comme sur des roulettes.

2000-2003. Les difficultés reviendront avec deux films «en costume» l'Anglaise et le Duc (2000) et Triple Agent (2003). Leur poids étant trop lourd pour le Losange ­ d'autant que l'avance sur recettes leur a été refusée ­ Françoise Etchegaray et moi faisons appel à Pathé et à Rezo Films.

2004. Toujours pas inscrit par les syndicats professionnels sur leurs listes de référence. Bientôt 84 ans. Eternel amateur."

Article emprunté à : 
www.lemonde.fr



       rohmer.1190577422.jpgAvec Eric Rohmer, c'est une légende du cinéma français qui s'éteint. Comme toute légende, elle a sa part de lieu commun et sa part de vérité singulière. Vue d'un peu loin, ou prise en mauvaise part, l'œuvre d'Eric Rohmer fait ainsi le lit de deux jugements lapidaires. Le premier est que ce cinéaste serait le représentant d'une forme canonique du cinéma français, cantonnée à la parole, l'intimisme et le marivaudage. La seconde est que cet homme qui participa en première ligne à l'insurrection artistique mise en œuvre par la Nouvelle Vague serait par nature un classique contrarié. Vu d'un peu plus près, le cinéma de Rohmer ne dément pas ces jugements de manière catégorique, mais oblige à grandement les relativiser.

       Certes, Rohmer met en œuvre une conception très française de l'art, et du cinéma en particulier. Encore faudrait-il souligner la grandeur de cette tradition, sa subtilité spirituelle, son goût de l'impertinence et de la liberté. Dire plus encore l'intelligence avec laquelle le réalisateur a su la réinventer au cinéma, selon des paramètres qui engagent non seulement la parole, mais aussi bien, indissolublement associées à elle pour en faire jaillir l'esprit, une conception de l'espace et du temps, une incarnation des personnages, un frémissement de la chair, une sensibilité à la nature. "Je ne dis pas, je montre", revendiquait-il. Quant au classicisme "rohmérien", il est trop entaché d'un refus des conventions, d'une inclination à la fantaisie et d'un goût de l'ambiguïté morale pour revendiquer pleinement ce statut.

       Né Jean-Marie Maurice Schérer le 4 avril 1920, à Tulle, ce Corrézien devenu professeur de lettres se destine à une carrière littéraire, comme l'atteste la publication d'un premier roman en 1946, Elisabeth, sous le pseudonyme de Gilbert Cordier. C'est sous un autre pseudonyme et sous d'autres auspices artistiques qu'il fera carrière. Au ciné-club parisien du Quartier latin, qu'il anime dans les années 1950, il fait la rencontre de ses futurs compagnons de la Nouvelle Vague.

       astree1.jpgEn 1957, le voici promu rédacteur en chef des Cahiers du cinéma. A côté des jeunes bourgeois dévergondés et autres graines de délinquants que sont Jean-Luc Godard, François Truffaut ou Claude Chabrol, Rohmer incarne la légitimité universitaire, le magistère de la haute culture. Sa pensée se distingue par le sens de la mesure, le goût de l'analyse. Il ne dédaigne pas pour autant, par haine du conformisme, certaines provocations qui le font passer pour plus réactionnaire que ses camarades. Ses auteurs de prédilection sont notamment Howard Hawks, Jean Renoir ou Roberto Rossellini, sur l'œuvre desquels il signe d'une plume précieuse des articles pénétrants, recueillis pour certains d'entre eux dans un livre qui porte le titre d'un de ses textes: Le Goût de la beauté (éd. Cahiers du cinéma, 1994). 


pauline a la plage | bande annonce

       Ce prologue critique à sa carrière cinématographique préfigure la singularité de celle-ci. Rohmer, homme secret en retrait apparent du monde, obéit de toute évidence à un autre tempérament, une autre temporalité, que ses tempétueux compagnons. Il pense ainsi que la "conservation du passé garantit la possibilité de l'art moderne". Son éviction des Cahiers du cinéma en 1963, sous les coups de boutoir d'un courant plus moderniste mené par Jacques Rivette, qui lui succédera à ce poste, marque cette différence, en même temps qu'elle signale l'implosion du petit groupe qui avait pris d'assaut la forteresse corporative et esthétique du cinéma français, chacun devant désormais mener seul sa barque. Eric Rohmer est celui qui est parti le plus tôt, réalisant dès 1950 ses premiers courts métrages. Son premier long,

       Le Signe du lion (1959), est un cruel apologue, qui met en scène un héros soudain déshérité dans le Paris estival. Le film ne trouve pas de distributeur et ne sort que trois ans plus tard, dans une relative indifférence.  Ainsi Rohmer est-il aussi celui qui se voit reconnaître le plus tardivement, avec le succès de Ma nuit chez Maud en 1969. Cette reconnaissance entérine la logique d'une œuvre dont la régularité et la viabilité ne seront partagées que par très peu d'auteurs de cette génération, Alain Resnais s'imposant sans doute comme le meilleur point de comparaison, selon des modalités sensiblement différentes. Loin des montagnes russes chabroliennes ou de la révolution permanente godardienne, Rohmer est une incarnation exemplaire de cette politique des auteurs promue par la Nouvelle Vague, dont il se pourrait bien que notre époque porte aujourd'hui le deuil, en même temps qu'elle accompagne le cinéaste à sa tombe.

       L'un des principes formels qui ont permis cette joie et cette curiosité incessamment renouvelées des retrouvailles avec ses films est celui de la série, empruntée à ce monde littéraire dont il était féru. Il s'agit encore d'inscrire fortement une démarche d'auteur, par les variations que la série autorise autour d'un même thème, et qui permet au spectateur de déceler la pérennité dans le changement, et vice versa.
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